Comment repenser, sans frivolité ni pessimisme exagéré, le futur de la Terre ? Remettre sur la table les causes structurelles et collectives de la situation serait un grand pas. Lequel nécessite d’accepter le tragique du monde tel qu’il est, hors de tout référent ou mode d’emploi.

On le mesure pour ainsi dire chaque jour depuis bientôt un an, en Belgique : une prise de conscience et un consensus de plus en plus larges s’opèrent autour du changement climatique, mais aussi autour des autres sources et manifestations du dérèglement du système Terre. Un sentiment d’urgence se répand. Pourtant, le caractère avéré de la menace, telle que la documente le Giec depuis 1988, ne semble pas suffire. Nous savons, mais nous semblons ne pas vouloir – ou ne pas pouvoir – croire ce que nous savons ; moins encore nous vivons-nous engagés, pour de vrai, dans ce que l’on pourrait appeler la “mère de toutes les batailles” de l’humanité. Il existe une forme de dissonance cognitive, mais aussi affective, entre ce qui est su et ce qui est fait.

Aucun mode d’emploi disponible

Les raisons sont multiples et variées. Nous nous trouvons comme anesthésiés par une panne de l’imaginable. Au moins autant que par l’ampleur et la complexité, l’une et l’autre inédites, des efforts et des changements à opérer. Autrement dit, il n’y a ni précédent, ni référent disponibles. Aucun mode d’emploi n’est utilisable. Aucune civilisation ne s’est encore trouvée confrontée à une mutation écologique aussi profonde, ni à la nécessité d’une transformation en profondeur de son modèle économique en aussi peu de temps, ni, encore, au défi d’une adaptation anthropologique consciente aussi radicale et aussi urgente. Nous ramassons en pleine figure, tel un boomerang renvoyé par la Terre, ce que veut dire la différence entre “le monde dont nous vivons et le monde  nous vivons”, selon la formule du philosophe Bruno Latour…

Il n’est nul besoin pour s’en rendre compte d’adhérer ou de “croire” au scénario de l’effondrement ou du collapse, dont l’interprétation commune spontanée est entourée d’un profond malentendu, selon le sociologue Luc Semal : alors que son sens étymologique renvoie à un phénomène soudain, total et définitif (comme la chute d’un château de cartes), dans les faits, le processus de sortie de la société thermo-industrielle peut prendre des dizaines d’années. Ce qui est plutôt lent à l’échelle d’une vie humaine, mais constitue un choc fulgurant, violent, à l’échelle de l’histoire humaine et plus encore terrestre. Simplifiée, caricaturée, si pas raillée, l’image de la “fin du monde” brusque et imminente écrase la complexité de ce qui est à l’œuvre et occulte les horizons de l’action collective.

Déni ordinaire

En ce sens, la réalité de changements importants déjà bien présents, comme le réchauffement climatique et les pertes de biodiversité, est en découplage total avec la forme de déni ordinaire qui les fait passer pour des prévisions ou des perspectives. Cela rejoint l’absence d’alarmisme dans le discours de la plupart des autorités publiques : aucune déclaration de principe un tant soit peu solennelle ou grave, aucun appel à la mobilisation générale… Il est édifiant de constater d’ailleurs que la communication officielle, à l’instar de la communication commerciale, situe les “efforts” proposés à la population au seul niveau du “pot d’échappement”, rarement, au niveau du “logiciel” de production et de consommation systémique.

On continue ainsi à se focaliser sur des changements à la marge basés sur l’écoresponsabilité citoyenne et entrepreneuriale : réduire et trier ses déchets, réduire de quelques pourcents les émissions de CO2 des véhicules, réduire “un peu” sa consommation d’énergie en éteignant le mode veille des appareils électroménagers, passer à l’économie verte, prendre moins de douches, voire d’avions… Certes, les “écogestes” font sens, dans la mesure où ils constituent souvent la porte d’entrée de la conscience écologique active. Mais, abandonnés à eux-mêmes, ils permettent surtout de conserver les mêmes modes de vie et les mêmes structures sociales et économiques de référence, qui sont celles et ceux des classes sociales supérieures.

C’est pour cela, estime Bruno Latour dans une réflexion très originale de 2017 (Où atterrir ? Comment s’orienter en politique) qu’”il faut se préparer à refaire de la politique”.

Cela ne signifie pas qu’il faille tout attendre des mandataires politiques. D’abord parce qu’il est impossible de régler le fait social total qu’est la question climatique par un simple décret gouvernemental. En raison, ensuite, de la “prolétarisation” de la puissance de l’État : en votant, dans les années 1980, les lois néolibérales de dérégulation, de libéralisation du secteur public et de libre circulation des biens, des services et du capital, les gouvernements de l’époque se sont privés du même coup, et en une fois, de l’essentiel de leur moyen de travail, de quasi tous leurs outils d’intervention les plus performants.

Depuis lors, la mission que s’assignent les pouvoirs publics est de mettre en place les conditions propices à l’insertion la plus favorable possible des marchés privés nationaux dans une économie européenne et mondiale libéralisée et financiarisée. Ils confortent de la sorte l’imaginaire de la modernisation, de la technologie démiurge, de la croissance, de l’accélération et de l’immédiateté du résultat, de la production et de la consommation érigées en façon d’être au monde…

Le tragique du monde tel qu’il est

Redevenir politique, dans ce contexte, renvoie à la responsabilité qui incombe à chacun de repolitiser son rapport au tragique du monde tel qu’il est, en se libérant des représentations divertissantes – ou “comiques”, comme dit Raphaël Glucksman – qui en sont livrées. Cela commence peut-être par remettre sur la table les causes collectives et structurelles de la situation, pour partir d’une cartographie des choix effectués et appliqués sous l’ancien régime climatique. Et penser le futur de la Terre davantage en termes de justice sociale et écologique.

Une démarche politique consiste à discuter du champ des possibles. Or, c’est justement parce que ce qui a déjà été émis et consumé, en gaz à effet de serre, restreint l’espace des options familières, qu’il est besoin de poser d’autres questions. Quelque part entre ce qui sera imposé ou subi et ce qui pourra être délibéré. Il n’y a ni bonne, ni mauvaise réponse ; il y en a seulement trop qui marchent en file indienne.